Manifeste

Le mot « isotope » vient des sciences expérimentales, à la frontière entre la chimie et la physique. Il qualifie ainsi des atomes possédant le même numéro atomique mais de masse atomique différente. Deux propriétés des isotopes ont particulièrement résonné pour nous :

  1. Il s’agit d’un phénomène naturel : la plupart des molécules se présentent sous forme d’un mélange d’isotopes.
  2. Les isotopes sont plus ou moins stables : dans le cas des plus instables, le retour vers l’état stable s’accompagne de rayonnements qui engendrent une réorganisation de la matière.

Cette propriété des isotopes naturels nous est apparue très éclairante, notamment comme grille de lecture pour travailler sur des éléments culturels, en particulier dans le domaine des musiques de traditions orales ; un travail qui trouve une résonance dans le concept d’acuité isotopique développé en linguistique, à partir des années 1960 puis repris par les sciences du langage, la sémiologie et la communication.

Le cœur du projet Isotopes, que nous concevons plutôt comme une démarche, porte sur l’étude des frontières des objets culturels et musicaux, stabilité et instabilité, observations des mutations…

Isotopes est résolument implanté dans les musiques traditionnelles mais ambitionne d’interroger les distinctions, les barrières entre les esthétiques, les scènes, les acteurs et les économies.

Isotopes n’est pas une compagnie, ce n’est pas une structure de production, ce n’est pas un lieu de diffusion, ce n’est pas un groupement d’artistes, ce n’est pas une maison d’édition ni un label, c’est tout à la fois… sans être réductible à l’une ou à l’autre de ces activités.

Le projet d’Isotopes est autant dans l’objet que dans la démarche : c’est l’envie d’une structuration alternative qui s’inscrit dans l’économie sociale et solidaire pour agir à l’échelle locale avec la richesse que peuvent apporter les réseaux nationaux, européens et internationaux.

Isotopes revendique une démarche de recherche artistique. Elle se définit comme un laboratoire expérimentant la création sous n’importe quelle forme, se basant sur l’éphémère, le participatif, l’interdisciplinarité et l’exigence, en utilisant l’immense potentiel des nouvelles technologies.

Le présent manifeste se veut poser les idées générales qui sous-tendent à la fois le fonds et la forme de notre action, mais aussi les valeurs que nous souhaitons porter et défendre, et qui en conditionneront le cadre.

Cette action est d’essence résolument artistique. C’est de ce point de vue qu’elle va interroger d’autres dimensions que sont la recherche, l’ancrage social et communautaire de la création ainsi que la nature des œuvres engendrées sous toutes leurs formes.

Le fonds

Le processus de spécialisation que nous avons décrit dans le diagnostic, s’il a permis leur professionnalisation et leur reconnaissance, a engendré un cloisonnement des acteurs, une uniformisation des activités et un manque de renouvellement des pratiques.

Il en résulte des considérations parallèles et univoques de l’objet en perdant de vue sa globalité. C’est cette globalité que nous souhaitons retrouver et travailler, notamment à travers le questionnement de 3 dimensions – pourtant considérées comme fondamentales par les précurseurs de cette esthétique – dans lesquelles nous souhaitons ancrer et faire exister nos projets, à savoir :

  • la place des pratiques amateures et collectives
  • le rôle de la recherche appliquée et artistique
  • les modèles de transmission et d’éducations populaires

Par ailleurs, le questionnement d’une série de dialectiques qui traversent actuellement le monde des musiques traditionnelles et qui peuvent parfois même diviser les acteurs et les actions menées, parcourent notre recherche-action. Il s’agit des oppositions :

  • Amateur-Professionnel
  • Spécialiste-Universel
  • Collectif-Personnel
  • Populaire – Savant
  • Recherches académiques – Créations artistiques

Loin d’être pour nous des oppositions, ces dialectiques constituent au contraire, des moteurs de notre créativité et de nos réalisations.

L’exemple de la ronde chantée, objet que nous interrogeons, est particulièrement pertinent dans ce cas. En effet, si la ronde est une forme dansée bien connue en Bretagne, sa réalisation dans une forme chantée par les danseurs eux-mêmes l’est déjà moins. Elle se limite aujourd’hui, sauf exceptions, à des « after » de bal et ou de fest-noz ou à la participation à des concours. Pour autant cette pratique a été majoritaire pendant très longtemps dans les sociétés paysannes. L’équilibre entre le chant, le mouvement, l’histoire racontée et le plaisir ressenti par les participants (chanteurs, danseurs et auditeurs) nous permettent de la considérer comme un fait artistique total, à l’instar de Mauss pour le fait social.1

Pour nous, considérer la ronde chantée comme oeuvre d’art et comme domaine d’investigation, permet d’impliquer l’ensemble des participants dans une forme de recherche-action, que ceux-ci soient amateurs ou professionnels, chercheurs, chanteurs, danseurs, spécialistes ou juste intéressés … L’interrogation du plaisir personnel dans l’acte collectif, et réciproquement, constitue l’axe fort de l’exploration d’un ressort artistique souvent laissé au second plan. Pour toutes ces raisons, le fonds de notre action ne peut être séparée de sa forme. En effet, elles sont intimement liées, les deux raisonnant l’un dans l’autre.

La forme

Nous pensons ainsi que la professionnalisation du domaine de la création-production-diffusion a entraîné une standardisation des processus de création. La volonté de tendre vers des spectacles commercialisables et reproductibles nous paraît laisser un vide dans le champ du « faire pour soi », au profit d’une démarche de monstration pour un public.

Réinterroger la forme, revient à s’autoriser toute forme de production, de celles menées par et pour ses acteurs – dans l’esprit de ce qu’elles étaient originellement – jusqu’à celles destinées à un public ; tout en se permettant toutes les formes intermédiaires et hybrides. Concerts, enregistrements, disques, vidéos, projets en ligne, ateliers-créations, réalisations écrites, rencontres … Aucune forme n’est proscrite, a priori, dans nos choix de réalisations. Les finalités et les méthodologies employées seront fonction de la réalisation visée, celle-ci pouvant elle-même évoluer au fil du travail et des échanges.

Par exemple, la (re)découverte d’un fonds de partition de collectage peut à la fois être à l’origine de proposition d’interprétations a capella (disque de réoralisation) dans l’objectif de remettre des chansons en circulation, mais aussi servir de support à la création soit dans le cadre d’un spectacle pour enfants, soit la production de vidéos impliquant croisement avec des univers électroniques et d’arts visuels, soit dans l’inspiration d’un concert de création contemporaine.

Approches et Méthodologie

Chacune de nos réalisations s’inscrit dans une démarche globale. Même si l’idée initiale peut être un projet artistique en tant que tel, la forme de recherche-action que nous revendiquons, produit le dépassement de ce seul projet pour engendrer de nombreuses réalisations connexes. Le sujet du projet initial devient alors l’objet même du processus de création qui peut prendre de nombreuses formes et traverser les dialectiques évoquées précédemment.

Le travail autour de la ressemblance des airs de chanson peut, par exemple, faire l’objet de plusieurs travaux parallèles : enregistrements par des chanteurs amateurs différents, mise à disposition du fonds auprès du grand public, collectage, étude et création d’un voyage « artistique » à travers la plasticité mélodique.

Notre méthode dépasse la seule création en choisissant de s’appuyer sur des ressources toujours plus larges et diversifiées (des corpus, des fonds, des questionnements préexistants) et en repensant le processus créatif sous un angle nouveau. Cette méthode est fortement emprunte d’empirisme et de ressenti : l’objet de création ne façonne pas toutes les réalisations de la même manière.

Ainsi certains projets peuvent être menés en partant d’une recherche individuelle vers une une démarche de création collective. D’autres peuvent, à l’inverse, se nourrir de pratiques collectives et mener à des processus de créations individuelles. D’autres encore peuvent provoquer la synthèse de plusieurs recherches et créations dispersées en une réalisation plus large.

Notre méthode navigue entre démarche conjointe et écritures parallèles. Notre action se construit entièrement de cette manière. Nous sommes deux personnalités différentes qui se complètent, s’enrichissent, se nourrissent l’une de l’autre pour avancer ensemble dans une structuration commune. Nous partageons les mêmes valeurs que sont le choix de travailler sur l’objet lui-même, la possibilité d’assumer l’ensemble de la démarche de la recherche à la création et la liberté de s’associer avec d’autres (artistes ou structures) à plus ou moins long terme.

Tristan Jezekel & Marc Clérivet

Janvier 2021

1Le sociologue et anthropologue Marcel Mauss (1872-1950), connu pour ses travaux sur le don, la religion et la magie, a élaboré le concept de fait social total aujourd’hui largement utilisé dans toutes les sciences sociales (Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. L’année sociologique, 1923-1924).